29/07/2024 worldpeacethreatened.com  11min #253689

 Haaretz : «La dernière étape est la fin du sionisme»

Le monde assiste-t-il à l'effondrement du projet sioniste d' « Israël » ?

Horizons et débats (*)

Zurich, 16 juillet 2024

par Ilan Pappé (**)

L'assaut du Hamas du 7 octobre peut être comparé à un tremblement de terre qui frappe un vieux bâtiment. Les fissures commençaient déjà à apparaître, mais elles sont maintenant visibles dans ses fondations mêmes. Se pourrait-il que, plus de 120 ans après sa création, le projet sioniste en Palestine - l'idée d'imposer un État juif dans un pays arabe, musulman et moyen-oriental - soit menacé d'effondrement? Historiquement, une multitude de facteurs peuvent faire chavirer un État. Cela peut résulter d'attaques constantes de la part de pays voisins ou d'une guerre civile chronique. Cela peut résulter de l'effondrement des institutions publiques, qui deviennent incapables de fournir des services aux citoyens. Souvent, il s'agit d'un lent processus de désintégration qui s'accélère et qui, en peu de temps, détruit des structures qui semblaient solides et inébranlables.

La difficulté consiste à repérer les premiers indicateurs. Ici, je soutiendrai que dans le cas d'Israël ceux-ci sont plus clairs que jamais. Nous sommes les témoins d'un processus historique - ou, plus exactement, des prémices d'un processus - qui devrait culminer avec la chute du sionisme. De plus, si mon diagnostic est exact, nous entrons également dans une conjoncture particulièrement dangereuse. En effet, une fois qu'Israël aura pris conscience de l'ampleur de la crise, il déploiera une force féroce et désinhibée pour tenter de la contenir, comme l'a fait le régime d'apartheid sud-africain au cours de ses derniers jours.

Deux camps rivaux

Un premier indicateur est la fragmentation de la société juive israélienne. Elle est actuellement composée de deux camps rivaux qui ne parviennent pas à trouver un terrain d'entente. Le clivage provient des anomalies de la définition du judaïsme en tant que nationalisme. Alors que l'identité juive en Israël a parfois semblé n'être qu'un simple sujet de débat théorique entre factions religieuses et laïques, elle est désormais devenue une lutte pour le caractère de la sphère publique et de l'État lui-même. Cette lutte se déroule non seulement dans les médias, mais aussi dans la rue.

L'un des camps peut être qualifié d'« État d'Israël ». Il est composé de Juifs européens et de leurs descendants, plus laïques et libéraux, appartenant pour la plupart, mais pas exclusivement, à la classe moyenne, qui ont contribué à la création de l'État en 1948 et sont restés hégémoniques en son sein jusqu'à la fin du siècle dernier. Qu'on ne s'y trompe pas, leur défense des « valeurs démocratiques libérales » n'affecte en rien leur engagement en faveur du système d'apartheid imposé, de diverses manières, à tous les Palestiniens demeurant entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Leur souhait fondamental est que les citoyens juifs puissent vivre dans une société démocratique et pluraliste dont les Arabes soient exclus.

L'autre camp est celui de l'« État de Judée », qui s'est développé parmi les colons de la Cisjordanie occupée. Il bénéficie d'un soutien croissant dans le pays et constitue la base électorale qui a assuré la victoire de Netanyahou aux élections de novembre 2022. Son influence dans les hautes sphères de l'armée et des services de sécurité israéliens croît de manière exponentielle. L'État de Judée souhaite qu'Israël devienne une théocratie qui s'étende sur l'ensemble de la Palestine historique. Pour ce faire, il est déterminé à réduire le nombre de Palestiniens au strict minimum et envisage la construction d'un Troisième Temple à la place d'al-Aqsa. Ses membres pensent que cela leur permettra de renouer avec l'âge d'or des royaumes bibliques. Pour eux, les Juifs laïques, s'ils refusent de s'associer à cette entreprise, sont aussi hérétiques que les Palestiniens.

Les deux camps avaient commencé à s'affronter violemment dès avant le 7 octobre. Pendant les premières semaines qui ont suivi l'assaut, face à un ennemi commun, ils ont semblé mettre leurs différences entre parenthèses. Mais ce n'était qu'une illusion. Les combats de rue ont repris de plus belle et on voit mal ce qui pourrait permettre une réconciliation. L'issue la plus probable se déroule déjà sous nos yeux. Plus d'un demi-million d'Israéliens, représentant l'État d'Israël, ont quitté le pays depuis octobre, signe que le pays est en train de céder la place à l'État de Judée. Il s'agit d'un projet politique qu'à long terme le monde arabe, et peut-être même le monde dans son ensemble, ne tolérera pas.

La crise économique israélienne

Le deuxième indicateur est la crise économique israélienne. La classe politique ne semble pas avoir de plan pour équilibrer les finances publiques dans un contexte de conflits armés perpétuels, au-delà d'une dépendance croissante à l'aide financière américaine. Au dernier trimestre de l'année dernière, l'économie s'est effondrée de près de 20 % ; depuis lors, la reprise est fragile. La promesse de 14 milliards de dollars faite par Washington n'est pas de nature à inverser la tendance. Au contraire, le fardeau économique ne fera que s'aggraver si Israël poursuit son intention d'entrer en guerre contre le Hezbollah tout en intensifiant ses activités militaires en Cisjordanie, alors que certains pays - dont la Turquie et la Colombie - ont commencé à appliquer des sanctions économiques.

La crise est encore aggravée par l'incompétence du ministre des Finances, Bezalel Smotrich, qui expédie constamment de l'argent vers les colonies juives de Cisjordanie, mais semble par ailleurs incapable de gérer son ministère. Le conflit entre l'État d'Israël et l'État de Judée, ainsi que les événements du 7 octobre, incitent une partie de l'élite économique et financière à déplacer ses capitaux hors du pays. Ceux qui envisagent de délocaliser leurs investissements représentent une part appréciable des 20 % d'Israéliens qui paient 80 % des impôts.

Un isolement international croissant

Le troisième indicateur est l'isolement international croissant d'Israël, qui devient progressivement un État paria. Ce processus a commencé avant le 7 octobre mais s'est intensifié depuis le début du génocide. Il se reflète dans les décisions sans précédent adoptées par la Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour pénale internationale (CPI). Auparavant, le mouvement mondial de solidarité avec la Palestine était capable de galvaniser les gens pour qu'ils participent à des initiatives de boycott, mais il n'a pas réussi à faire avancer la perspective de sanctions internationales. Dans la plupart des pays, le soutien à Israël est resté inébranlable au sein de l'establishment politique et économique.

Dans ce contexte, les récentes décisions de la CIJ et de la CPI - selon lesquelles Israël pourrait commettre un génocide, doit stopper son offensive à Rafah et ses dirigeants doivent être arrêtés pour crimes de guerre - doivent être considérées comme une tentative de tenir compte des points de vue de la société civile mondiale, et non comme le simple reflet de l'opinion des élites. Les tribunaux n'ont pas mis un frein aux attaques brutales contre la population de Gaza et de Cisjordanie. Mais ils ont contribué au concert croissant de critiques adressées à l'État israélien qui, de plus en plus souvent, ne viennent plus seulement d'en bas, mais aussi d'en haut.

La jeunesse juive du monde entier manifeste sa solidarité avec les Palestiniens

Le quatrième indicateur, qui découle des premiers, est le changement radical de la jeunesse juive dans le monde entier. À la suite des événements survenus au cours des neuf derniers mois, de nombreux jeunes semblent aujourd'hui prêts à abandonner leurs liens avec Israël et le sionisme pour participer activement au mouvement de solidarité avec les Palestiniens. Autrefois, les communautés juives, en particulier aux États-Unis, protégeaient Israël contre toute critique. La perte, tout au moins partielle, de ce soutien a des conséquences majeures sur le statut international du pays. L'American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) peut encore compter sur les sionistes chrétiens pour l'aider et renforcer ses effectifs, mais sans un solide groupe d'électeurs juifs, elle ne sera plus la même organisation redoutable. Le pouvoir du lobby s'érode.

L'armée israélienne dépend du soutien des États-Unis

Le cinquième indicateur est la faiblesse de l'armée israélienne. Il ne fait aucun doute que la Force de défense d'Israël (IDF) reste une force puissante disposant d'un armement de pointe. Pourtant, ses limites ont été révélées le 7 octobre. De nombreux Israéliens estiment que l'armée a eu beaucoup de chance, car la situation aurait pu être bien pire si le Hezbollah avait participé à un assaut coordonné. Depuis, Israël a montré qu'il dépendait désespérément d'une coalition régionale, menée par les États-Unis, pour se défendre contre l'Iran qui a déployé en avril dernier environ 170 drones et missiles balistiques guidés, dans une attaque d'avertissement. Plus que jamais, le projet sioniste dépend de la livraison rapide d'énormes quantités d'équipement par les Américains, sans lesquelles il ne pourrait même pas combattre une petite armée de guérilla à leur frontière sud.

Le sentiment d'impréparation et d'incapacité d'Israël à se défendre est aujourd'hui largement répandu au sein de la population juive du pays. Cela a conduit à une forte pression pour supprimer l'exemption militaire dont bénéficient les juifs ultra-orthodoxes - en place depuis 1948 - et commencer à les enrôler par milliers. Cela ne changera pas grand-chose sur le champ de bataille, mais cela reflète l'ampleur du pessimisme à l'égard de l'armée, ce qui, à son tour, aggrave les divisions politiques au sein d'Israël.

La jeune génération en faveur de la solution à un-État

Le dernier indicateur est le regain d'énergie de la jeune génération de Palestiniens. Elle est beaucoup plus unie, organiquement cohérente et clairvoyante sur ses perspectives que l'élite politique palestinienne. Étant donné que la population de Gaza et de Cisjordanie est l'une des plus jeunes du monde, cette nouvelle cohorte exercera une influence considérable sur le cours de la lutte de libération. Les discussions qui ont lieu parmi les jeunes groupes palestiniens montrent qu'ils sont préoccupés par la création d'une organisation véritablement démocratique - sous le forme d'une OLP renouvelée ou d'une nouvelle organisation - qui poursuivra une vision de l'émancipation à l'opposé des efforts de l'Autorité palestinienne pour se faire reconnaître comme État. Ils semblent privilégier la solution d'un seul État au modèle discrédité de deux États.

Seront-ils en mesure d'apporter une réponse efficace au déclin du sionisme ? Il est difficile de répondre à cette question. L'effondrement d'un État en voie de construction n'est pas toujours suivi d'une meilleure solution. Ailleurs au Moyen-Orient - en Syrie, au Yémen et en Libye - nous avons vu à quel point les conséquences peuvent être sanglantes et interminables. Dans ce cas, il s'agirait de décolonisation, et le siècle dernier a montré que les réalités postcoloniales n'améliorent pas toujours la condition coloniale. Seule l'action des Palestiniens peut nous faire avancer dans la bonne direction. Je pense que, tôt ou tard, une fusion explosive de ces indicateurs aboutira à la destruction du projet sioniste en Palestine. Lorsque ce sera le cas, nous devons espérer qu'un vigoureux mouvement de libération sera là pour combler le vide.

La décolonisation

Pendant plus de 56 ans, ce que l'on a appelé le « processus de paix » - un processus qui n'a mené nulle part - était en fait une série d'initiatives israélo-américaines auxquelles les Palestiniens étaient invités à réagir. Aujourd'hui, la « paix » doit être remplacée par la décolonisation et les Palestiniens doivent pouvoir exprimer leur vision de la région, les Israéliens étant invités à réagir. Ce serait la première fois, au moins depuis de nombreuses décennies, que le mouvement palestinien prendrait l'initiative d'exposer ses propositions pour une solution postcoloniale et non sioniste en Palestine (ou quel que soit le nom de la nouvelle entité). Ce faisant, il regardera probablement en Europe (peut-être les cantons suisses et le modèle belge) ou, avec plus de pertinence, vers les anciennes structures de la Méditerranée orientale, où les groupes religieux sécularisés se sont progressivement métamorphosés en groupes ethnoculturels vivant côte à côte sur le même territoire.

Autodétermination et liberté

Que l'on se réjouisse de cette idée ou qu'on la redoute, l'effondrement d'Israël est devenu prévisible. Cette éventualité devrait inspirer le débat à long terme sur l'avenir de la région. Elle s'imposera à l'ordre du jour lorsque les gens se rendront compte que la tentative d'imposer un État juif dans un pays arabe, telle que menée un siècle durant par la Grande-Bretagne puis par les États-Unis, touche lentement à sa fin. Cette tentative a été suffisamment réussie pour créer une société de millions de colons, dont beaucoup appartiennent aujourd'hui à la deuxième ou à la troisième génération. Mais leur présence dépend toujours, comme c'était le cas à leur arrivée, de leur capacité à imposer leur volonté par la violence à des millions d'autochtones, qui n'ont jamais abandonné leur lutte pour l'autodétermination et la liberté dans leur patrie. Dans les décennies à venir, les colons devront abandonner cette approche et montrer leur volonté de vivre en tant que citoyens égaux dans une Palestine libérée et décolonisée.

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(*) Source :  newleftreview.org du 21 juin 2024 ; avec l'aimable autorisation de l'auteur.

La traduction ci-dessus comporte quelques retouches stylistiques par rapport à celle figurant dans Horizons et débats. (Note de JGR)

(**) Ilan Pappé est un professeur israélien d'histoire à l'université d'Exeter au Royaume-Uni. Né à Haïfa en 1954, fils de juifs allemands ayant fui l'Allemagne, il a étudié à Jérusalem et obtenu son doctorat à Oxford. Il appartient au groupe des « nouveaux historiens israéliens » qui plaident en faveur d'une révision de l'historiographie officielle du sionisme et de l'État d'Israël ainsi que pour un règlement avec les Palestiniens. Il a dirigé l'institut de recherche sur la paix Givat Haviva et a enseigné les sciences politiques à l'université de Haïfa jusqu'en 2007. Il s'est fait connaître dans le monde entier avec son livre « The Ethnic Cleansing of Palestine » (2007). Dès 2002, M. Pappé a subi de fortes pressions de la part de l'université de Haïfa en raison de ses positions politiques. M. Pappé est un fervent défenseur de la création d'un État laïque unique dans la région historique de Palestine, dans lequel Arabes et Juifs pourraient vivre côte à côte en paix. Son dernier livre s'intitule « Dix mythes sur Israël » (2017).

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